Avis officiels et positions

    Avis officiel: les visages de la radicalisation, la nécessité d’une approche plurielle

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    2019 / 02 / 25
    Les attentats de Bruxelles en 2016 ont jeté une lumière crue sur les activités terroristes dans notre pays. A la suite de ces événements tragiques, le terme de radicalisation est entré dans le vocabulaire courant des politiques, des médias et d’autres acteurs de la société.

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    Sensibilisé par cette question, le Conseil de la Jeunesse entame alors un important travail de fond en rencontrant de nombreux acteurs de la problématique : un islamologue, un commissaire de police, plusieurs associations, plusieurs représentants de la FWB. Tous, sans exception, nous invitent à une compréhension en profondeur et nuancée de la radicalisation. Car, il faut bien le dire, le sujet, surexploité après les attentats et toujours médiatiquement présent aujourd’hui, prête à tous les raccourcis. Parmi ces simplismes, le principal consiste sans doute à voir dans le djihadisme*[1] la seule forme de radicalisation.

    Radicalisation: le poids d’un mot

    Il est vrai que le terme lui-même est imprécis. La radicalisation est le processus (parfois très court) qui conduit à un radicalisme. Ce radicalisme est dénoncé quand il devient violent. Cependant, tous les radicalismes ne dégénèrent pas. Si on s’en tient à une définition non politiquement marquée, celle du dictionnaire Larousse, la radicalisation consiste à  « rendre un groupe, son action plus intransigeants, plus durs, en particulier en matière politique ou sociale ». Cette intransigeance a pu porter des idéaux très élevés dans la critique d’organisations sociales déficientes: Gandhi ou Martin Luther King furent des radicaux. Une critique radicale d’un système peut évidemment conduire à une évolution positive.

    Par ailleurs, opposer simplement « radicalisation non violente » et « radicalisation violente » crée une logique binaire qui ne révèle pas assez le processus pouvant conduire une pensée radicale à la violence.

    Ces précautions de vocabulaire ne retirent rien à l’acuité d’un sujet qui est susceptible de toucher, mais elles contribuent à permettre une approche plus rationnelle.

    Dans cette optique, la radicalisation ne doit pas être considérée comme un phénomène extérieur à l’organisation sociale, parce qu’elle est souvent une réponse au vécu socio-politique des gens, et particulièrement des jeunes.  A un moment,  une maille se défait, puis une autre et encore une, et le processus est alors susceptible de s’enclencher.

    Étape 1 de la radicalisation: la dépluralisation

    Un exemple réside clairement dans le groupe Schild en Vrienden dont la rhétorique a été récemment mise à jour. Laissons de côté les révélations sur les groupes secrets pour nous intéresser au fonctionnement simplement visible. La première étape d’un groupe qui se radicalise est sans doute la dépluralisation*, c’est-à-dire la conviction affirmée que les valeurs qu’on défend ne permettent plus d’imaginer qu’un autre système de pensée est souhaitable voire possible. Cette position est assez typique aujourd’hui de certains discours politiques qui empêchent l’échange d’idées en repoussant les positions divergentes par des accusations de mensonge, de populisme*, de « fake news » ou encore de dangerosité : tout autre discours que le mien est insupportable parce qu’il met en danger mes « valeurs », et donc, à mes yeux, la société tout entière.

    Le moment où cette idéologie bascule dans l’intolérable est celui où l’Autre n’est plus considéré comme un adversaire, mais comme une anormalité, une tache corruptrice qui rend nécessaire un assainissement « radical ».  Alors l’Autre n’est plus mon égal, n’a plus de droits, n’a plus à être libre. À ce moment précis, la violence devient légitime aux yeux des groupes radicaux, et le basculement dans l’horreur est possible.

    Ces dérives sont clairement dénoncées par le Conseil de la jeunesse qui considère qu’elles portent gravement atteinte à l’idéal démocratique et à la dignité humaine.

    Cependant, au-delà de la dénonciation, il faut s’interroger sur les réactions à adopter et les contre-discours à mettre en place. Dans un excellent article paru en 2015 dans la Revue nouvelle, Renaud Maes met fermement en garde contre des questionnements parcellaires : la « djihadisation* » étant, aux yeux de certains, une maladie, on voudrait lui « appliquer un schéma de prédiction et un protocole de contrôle épidémiques – ce qui est évidemment éminemment préférable pour un gouvernement à une analyse beaucoup plus structurelle et à un discours admettant que la sécurité absolue est un leurre ».

    Identité et société

    Offrir une réponse sécuritaire* est nécessaire mais insuffisant, parce que le radicalisme, par son existence même, dit aussi quelque chose sur la société où il prend naissance.  On ne peut d’ailleurs que s’inquiéter lorsqu’on découvre que plusieurs recruteurs et autres acteurs terroristes arrivent bientôt en bout de peine et n’ont nullement changé de discours pendant leur séjour en prison… À ce propos, le Conseil de la jeunesse voudrait mettre en avant trois réalités qui selon lui méritent réflexion.

    La première est d’ordre sociétal* : des mouvements très profonds traversent aujourd’hui les sociétés occidentales. Ainsi la sécularisation* et la conscience individuelle qu’a chacun d’être porteur de droits sont des réussites de notre époque et de son système éducatif. Cependant, la hausse de la conscience de soi, qui s’accentue de génération en génération, précipite plus durement dans le désarroi et par là dans la désaffiliation* quand naît le sentiment d’une frustration  ressentie au contact d’une société qui devrait en priorité contribuer à l’épanouissement de chacun et de tous.

    Le sociologue Robert Castel indique très clairement que l’affiliation d’un individu à une société repose sur deux éléments constitutifs : d’une part, le travail et de l’autre, la sociabilité* qui connecte les individus dans des liens sociaux marqués par la diversité.

    Dans une société peinant à offrir du travail à tous, il est crucial qu’une attention particulière soit donnée à ces liens sociaux.

    Toutes les formes de relégation et de communautarisme* sont susceptibles de renforcer les mécanismes de désaffiliation, et par là le risque de radicalisation. Un article du Monde, reflétant un colloque de janvier 2016 organisé par la Conférence des Présidents d’université (en France), exprime parfaitement les pièges que la désaffiliation impose à des jeunes en construction d’identité. Le cas dont il est question ici est celui de jeunes musulmans radicalisés :

    « L’univers mental des jeunes « désaffiliés » (…) qui embrassent l’islam radical est marqué par la haine de la société suite au sentiment indélébile qu’ils ont d’une profonde injustice sociale à leur égard. Ils vivent l’exclusion comme un fait indépassable, un stigmate qu’ils portent sur leur visage, dans leur accent, dans leur langage (…) ainsi que leur posture corporelle qui est perçue comme menaçante par les autres citoyens. Ils sont en rupture avec la société (…). Leur identité se décline dans l’antagonisme à la société des « inclus » (…)  Stigmatisés aux yeux des autres, ils ont un intense sentiment de leur propre indignité qui se traduit par une agressivité à fleur de peau. » (Khosrokhavar, F., 2016.7.15)

    L’identité de ces jeunes contient donc une forte dimension de rejet consécutive à une frustration. Or, comme l’ont montré Tajfel et Turner, chaque individu cherche à acquérir ou maintenir une identité sociale positive. Et si l’identité sociale n’est pas satisfaisante, l’individu cherche soit à quitter le groupe pour en rejoindre un autre perçu comme plus prestigieux, soit à rendre son propre  groupe plus prestigieux.  (Tajfel, H. et Turner, J., 1979)

    C’est ce qu’exprime aussi le professeur Serge Garcet de l’université de Liège : adolescents (et adulescents*) sont particulièrement tiraillés entre leur besoin d’être autonome et la nécessité d’être reconnus.

    Et il ajoute que des facteurs comme les contraintes économiques ou l’acculturation* peuvent « limiter les possibilités d’intégration au sein de la société (…) tout en renforçant le sentiment de discrimination et d’injustice propre à la pensée adolescente. » (Garcet, S., 2017)

    Ce phénomène d’identité permet  d’éclairer les actes de ceux qui choisissent le rejet de la société et la radicalisation violente (dans le djihad par exemple), mais aussi l’attitude de ceux qui sont convaincus que le groupe auquel ils appartiennent est à ce point le meilleur que l’appartenance à un autre devient suspecte, ce qui peut entrainer, comme mentionné précédemment,  le mécanisme de la dépluralisation.

    La réalité sociale

    Liée à la première, la seconde réalité est d’ordre social.  Dans une société où plusieurs cultures coexistent, le cosmopolitisme, c’est-à-dire, philosophiquement, la conviction d’être un « citoyen du monde », ne va pourtant pas de soi. Une société multiple peut être une société qui multiplie simplement les communautarismes. Or la diversité sociale et culturelle est la meilleure garantie contre l’extrémisation*, à condition bien sûr qu’elle promeuve un socle de valeurs respectueuses de libertés et droits fondamentaux, comme, notamment, l’égalité de droits entre les individus ou la liberté d’expression dans les conditions de la loi.

    Inversement, la ségrégation spatiale (par exemple par la ghettoïsation* de l’habitat) ou culturelle constitue un terreau favorable à la radicalisation : les membres de Schild en Vrienden appartiennent tous au même cercle culturel … Le Conseil de la Jeunesse en appelle ici à une valorisation de toutes les initiatives qui multiplient les occasions de renforcer la diversité socioculturelle et l’esprit critique. Le secteur jeunesse a ici un rôle essentiel à jouer, avec l’aide des pouvoirs publics, grâce par exemple à des financements qui doivent non seulement concerner les outils adéquats et les actions menées, mais aussi la formation des personnes qui les mènent.

    La réalité politique

    La troisième réalité est plutôt d’ordre politique. Le réinvestissement du politique dans la proximité avec les citoyens, et notamment avec les jeunes est désormais indispensable. Les jeunes citoyens de plus en plus critiques, se reconnaissent de moins en moins dans le fonctionnement démocratique actuel dont l’éloignement  et/ou l’opacité, perçus ou réels, apparaissent d’autant plus forts qu’ils semblent ne plus contribuer aux idéaux collectifs et aux souhaits individuels de s’épanouir. Or chaque déficit démocratique est susceptible de renforcer les radicalismes et d’accélérer les processus de radicalisation.

    La démocratie occidentale, la démocratie belge doit se faire davantage transparente, elle doit définir, au contact avec les citoyens, une réelle réorientation générale de la société.

    Cette nouvelle dynamique, destinée entre autres à porter remède aux causes de la radicalisation, pourrait s’inspirer de plusieurs objectifs du développement durable* définis par les Nations Unies : l’appel à la lutte contre la pauvreté par l’accès à des emplois durables ; l’amélioration de l’enseignement (le décrochage scolaire est un fléau qui favorise la désaffiliation) ; la réduction des inégalités…

    La jeunesse est prête à s’engager dans cette réorientation. Le Conseil de la Jeunesse d’ailleurs tient à répéter ici son soutien à tous les efforts qui iraient vers l’accomplissement des Youth Goals pour le développement durable. Le Conseil soutient également toutes les initiatives qui permettent la rencontre entre les jeunes et les responsables politiques pour favoriser un échange qui sera fructueux s’il est respectueux et dépourvu de condescendance. Si on écoute vraiment les gens et les jeunes et si le système n’exerce plus de violence symbolique, une réaffiliation sera peut-être possible. Mais précisons une fois encore que cette réaffiliation doit concerner l’ensemble des jeunes en perte de repères, sans stigmatiser un groupe en particulier.

    Plaidoyer

    Le Conseil de la Jeunesse :

    • Condamne avec force toute forme violente de radicalisme.
    • Considère qu’un discours seulement sécuritaire et répressif n’a qu’un effet contre-productif, parce qu’il suscitera en retour un renforcement de la violence.
    • Appelle à une amélioration de la mise en oeuvre des idéaux démocratiques qui doivent aujourd’hui offrir de réelles perspectives d’avenir aux jeunes. Ceux-ci, exigeants et critiques, n’acceptent plus les frustrations que leur imposent des modèles de société trop peu favorables à leurs aspirations légitimes : disposer d’un travail épanouissant, avoir la possibilité de tisser des liens et de vivre selon ses convictions dans le respect de celles d’autrui,…
    • Appelle donc à un projet sociétal ambitieux, intégrant par exemple les Youth Goals qui permettent notamment de définir des relations plus harmonieuses entre l’individu et la société qui l’entoure.
    • Considère que le secteur de la formation et de l’école ainsi que le secteur jeunesse, en tant qu’acteurs de première ligne, doivent voir leurs actions soutenues pour construire une société inclusive et réconciliée.

    Lexique

    Acculturation : processus par lequel un individu, un groupe social ou une société entrent en contact avec une culture différente de la leur et l’assimilent en partie.

    Adulescence : état des « adulescent », c’est-à-dire un jeune adulte qui continue à avoir un comportement comparable à celui qu’ont généralement les adolescents.

    Communautarisme : toute conception préférant l’organisation de la société en communautés plutôt que l’exigence d’assimilation des individus selon des règles et un modèle équivalents pour tous.

    Dépluralisation : processus par lequel la possibilité d’avoir des opinions divergentes est peu à peu niée.

    Désaffiliation : processus par lequel une personne ou un groupe de personnes  vit un délitement des liens qui l’unissent à une société et se retrouve petit à petit aux marges de celle-ci

    Djihad : Effort sur soi-même que tout musulman doit accomplir contre ses passions (djihad majeur) ; combat pour défendre le domaine de l’islam (djihad mineur).

    Djihadisation : processus qui conduit à participer au djihad.

    Djihadisme : nom par lequel on désigne les idées et l’action des extrémistes qui recourent au terrorisme  en se réclamant de la notion islamique de djihad.

    Extrémisation : processus par lequel un individu, un groupe d’individus se met à défendre des idées extrêmes. Ce terme est parfois préféré au terme radicalisation

    Ghettoïsation : processus qui conduit une minorité à vivre dans un espace séparé du reste de la société.

    Objectifs du développement durable : 17 objectifs définis par l’ONU à l’horizon 2030 pour pérenniser et améliorer la vie de l’ensemble de l’humanité et protéger la planète. Voir https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/

    Populisme : attitude politique consistant à se réclamer du peuple, de ses aspirations profondes, de sa défense contre les différents torts qui lui sont faits.

    Sécularisation : processus qui par lequel le poids des religions et des institutions religieuses  diminue en influence.

    Sécuritaire : qui concerne la sécurité publique.

    Sociabilité : caractère des relations entre personnes au sein d’un groupe social.

    Sociétal : relatif aux divers aspects de la vie social des individus, à la société qu’ils forment.

    Sources

    Comptes rendus des rencontres avec Michael Privot (Islamologue), Luc Van der Taelen (Commissaire à la police fédérale), Samuel Legros (CNAPD), Olivier Plasman (en charge du plan antiradicalisation à la FWB), Joël Mathieu (cabinet du ministre-président Rudy Demotte), Geoff roy Carly (Ceméa) et Patrick Libermann (FWB). Ces rencontres ont eu lieu entre août et novembre 2016.
    Bourdieu, P. (1972), Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz.
    Castel, R. (1994), La dynamique des processus de marginalisation : de la vulnérabilité à la désaffi liation, Cahiers de recherche sociologique, n°22, pp 11-27, https://www.erudit.org/fr/revues/crs/1994-n22-crs1516985/1002206ar.
    pdf
    Garcet, S. (2017) Radicalisation violente adolescente et processus identitaires, https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/194257/1/GARCET%20S.%2C%20Processus%20identitaire%20et%20radicalisation_Observatoire.pdf
    Katz, J. (2018.10.16), Que vont devenir les 62 détenus radicalisés libérés d’ici 2020 ?https://www.rtbf.be/info/societe/detail_que-vont-devenir-les-62-detenus-radicalises-liberes-d-ici-2020?id=10047199.
    Kelepouris, S. (2018.9.24), Il n’y a rien d’étonnant au reportage sur Schild en Vrienden (interview de Kristof Verfaille (VUB)), le Vif, https://www.levif.be/actualite/belgique/il-n-y-a-rien-d-etonnant-au-reportage-sur-schild-vrienden/article-normal-1031103.html
    Khosrokhavar, F. (2016.7.15), Expliquer la radicalisation : portrait-robot d’un terroriste maison, le Monde, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/07/15/expliquer-la-radicalisation-portrait-robot-d-un-terroriste-maison_4970244_3212.html
    Maes, R. (2015), Radicalisation et démission politique, la Revue nouvelle, n°3, pp 2-4, http://www.revuenouvelle.be/Radicalisation-et-demission-politique
    Tajfel, H., & Turner, J. (1979), An integrative theory of intergroup confl ict. Dans Austin, W. et Worchel S., The social psychology of intergroup relations, chapitre 3 (pp 33-47), Monterey, Brooks and Cole, http://www.ark143.org/
    wordpress2/wp-content/uploads/2013/05/Tajfel-Turner-1979-An-Integrative-Theory-of-Intergroup-Confl ict.pdf
    VJR (2016), Advies positieve identiteitsontwikkeling bij jongeren in het kader van de preventie van gewelddadige radicalisering Advies 1602, https://vlaamsejeugdraad.be/sites/default/files/advies/1602advies_positieve_identiteitsontwikkeling.pdf
    La radicalisation menant à la violence : qu’est-ce que c’est ? (page d’accueil du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence (Québec), https://info-radical.org/fr/radicalisation/defi nition/


    [1] Les termes suivis d’un astérisque sont expliqués dans le lexique